12 Mai 2018 - Gare du Nord -
Une toute petite dame âgée, soignée, cheveux bien mis, habillée d’un tailleur bleu marine et blanc, descend l’escalier roulant puis marche d’un pas décidé sur le quai. Elle cherche l’écran d’annonce des RER à venir, un caniche noir s'assoit à ses côtés. Je lui fait remarquer qu’il a un joli petit sac rouge à poix blancs accroché à son collier . ‘Un sac pour les crottes !’ me dit-elle en riant. ‘C’est la moindre des choses, c’est une question d’éducation' dit-elle avec le plus grand sérieux, après m’avoir expliqué sa méthode de collecte.
Je la regarde en me penchant, comme si je parlais à une enfant. Elle est si petite ! Il y a quelque chose d'espiègle dans son visage. Nous regardons ensemble les écrans d’annonce des RER à venir, il y a une grève des cheminots aujourd’hui et les informations sont discordantes.
Un jeune homme nous indique que le train est sur l’autre quai, nous étions sur le point de le manquer ! La petite dame marche d’un bon pas, grimpe la marche du RER et s’engouffre dans le wagon. Je la rejoins et m’assois en face d’elle.
‘Vous allez jusqu’où ?’ me demande-t-elle.
‘Jusqu’à Parc de Sceaux. Et vous ?’
‘Massy-Palaiseau. C’est après vous’, me dit-elle malicieusement. Puis après un temps elle ajoute : 'Je connais bien la Gare du Nord, j'y viens pour voir mes enfants'.
Son petit chien se blottit sur ses genoux, elle l’enlace comme un bébé.
‘Là où je suis, il y a mon chien. Il me suit partout. Mes enfants pensent que c’est trop’.
Un air espiègle traverse son visage.
‘J’habite un pavillon à Massy. Mes enfants me disent : viens t'installer à Paris tu seras plus près de nous ! Mais c’est mieux d'être à Massy pour mon chien.’
Après un temps, elle ajoute :
‘Qui peut donner autant qu’un chien ?’
Je tente :
‘Vos enfants, vos petits-enfants peut-être ?’
‘C’est pas pareil. Ils sont très gentils, vous voyez ils m’ont invitée, l'un de mes petits-enfants a un bébé d’un mois, ils m’ont invitée à déjeuner chez eux avec ma meilleure amie. C’est très gentil !'
Elle regarde par la fenêtre du RER. Nous arrivons à la station Port Royal, une lumière dorée traverse le wagon.
'Mais c’est pas pareil. Avant il y avait mon mari, mais depuis 10 ans, je suis seule’.
Nous sommes au mois de mai, il fait chaud dans le train et dans la ville.
‘Vous savez, la guerre, ça change tout. Je voulais être danseuse mais avec Hitler, tout a changé. J’ai trouvé du travail dans la haute couture, je créais des patrons pour les grandes maisons. C’était bien, mais ce n’est pas ce que je voulais faire’.
Elle ne montre aucun regret. Elle sourit. Elle est heureuse de parler.
‘Pour mes 86 ans - j’en ai 92 - j’ai reçu de mes petits-enfants un cadeau. C'était un taxi danseur. Vous ne savez pas ce que c'est ? C'est un danseur qui vient vous chercher chez vous, vous emmène danser et vous ramène. Mes petits-enfants savent que j'aime danser. Ils ont tout organisé : le taxi danseur est venu me chercher chez moi avec une rose rouge, c'était mon anniversaire ! Et il m’a conduit chez Gegenne, la guinguette des bords de Marne. Là, il m’a fait danser pendant 3 heures, puis m’a raccompagnée chez moi. Il m’a dit ensuite : 'Je me suis demandé comment j’allais pouvoir faire danser une dame de 86 ans mais en quelques instants, j’ai vu que tout irait bien’.
'Et vos petits-enfants, ils étaient avec vous pour fêter cet anniversaire ? '
'Oh non ! Je n'ai pas voulu qu'ils soient là, il aurait été intimidé, le taxi-danseur. Et moi, je n'aurais pas été à l'aise. Non non ! J'y suis allée seule'.
Elle prend un petit air goguenard.
' J'ai aimé cette journée. Je retrouvais ce plaisir de la danse, le tango, le le rock... Alors je me suis dit : pourquoi pas recommencer ? Depuis, je réserve le même taxi-danseur sur le Net, c’est comme ça que mes petits-enfants l’ont trouvé. C’est simple. Un samedi sur deux il vient, on prend un café avant de prendre la route et on y va. On danse tout l'après-midi'.
Je lui dis :
‘J’aimerais être comme vous à 92 ans,'.
Elle me répond avec autorité.
‘Vous pouvez. Il suffit d’avoir une passion, et de vous entrainer, mais vraiment hein ? Vous vous entrainez et vous verrez.’
Elle aime parler, j'aime l'écouter, nous nous sommes bien trouvées. Elle poursuit :
'Tout le monde nous connait chez Gegenne ! On est là bas tout l'été. Lui a peur qu’on le prenne pour un gigolo, pourtant, tout le monde voit bien qu’on est là pour danser. Et puis, on ne fait pas de joue contre joue, jamais ! Mais ca l’embête que les autres puissent penser ça'.
Elle replonge dans ses souvenirs.
‘Mon mari aimait danser. On dansait beaucoup ensemble’.
Elle me montre une photo de lui. C'est une photo des années 70 un peu jaunie, un homme d'une quarantaine d'années avec une moustache et un pantalon patte d'éléphant, accroupi près d'un chien. Un autre caniche noir.
‘On s’entendait bien. Si c’était à refaire, je me remarierais avec lui !’
Elle regarde son chien, je regarde défiler les arbres gorgés de soleil et les grands immeubles qui précèdent la station Bourg-la Reine. Je dois descendre à la station suivante.
‘C’est dommage’, dit-elle un peu déçue.
Le RER arrive à la la station Parc de Sceaux. On se salue. Je sors, la regarde par la fenêtre, la sonnerie de fermeture des portes retentit. Nous nous faisons un petit signe de la main.
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